Les levées de fonds des femmes, moitié moins importantes que celles des hommes

Ci-après un super article de 1001 startups qui parle des femmes dans ce milieu, et de pourquoi les vieilles inégalités perdurent entre les sexes…

 

Comme chaque année, le baromètre StarHer- KPMG sur les levées de fonds des startups dirigées par des femmes est sorti. Malgré des chiffres en progression, seulement 14,5% des startups ayant levé des fonds en 2017 étaient dirigées par des femmes (contre 13% en 2016). Le montant moyen des fonds levés par les femmes est de 1,5 million, alors qu’il est de 3,2 millions pour les hommes, s’expliquant en partie par le fait que 84% des levées de fonds féminines sont réalisées en amorçage.

 

Faut-il incriminer les investisseurs, qui ne financent pas suffisamment les femmes? Le manque criant de diversité au sein des équipes des fonds d’investissement est souvent pointé du doigt. L’Homme s’orientant naturellement vers ce qui lui ressemble, une meilleure représentativité des femmes au sein des fonds permettrait certainement de rééquilibrer un peu les statistiques. Mais bien loin de n’être que de la responsabilité des investisseurs, le rapport des femmes à l’argent reste ancré dans un contexte social qui freine souvent, inconsciemment, l’ambition des femmes, qui restent majoritairement moins nombreuses à créer leurs startups, et encore moins nombreuses à solliciter des financements au-delà de l’amorçage. Le rapport des femmes à l’argent, loin d’être une question simpliste, s’ancre dans l’Histoire qui a forgé les rôles et les représentations sociales et psychologiques. Bien que l’évolution de la place des femmes dans l’économie et dans l’entrepreneuriat tech soit incontestablement en progression, les chiffres présentés par ce baromètre mettent en lumière un long chemin (une autoroute?) à parcourir avant de pouvoir atteindre la parité.

 

Pour le dernier dossier de Wydden, Women in Tech, nous avions rencontré la sociologue Laurence Bachmann, spécialiste du rapport des femmes à l’argent et auteur du livre « De l’argent a soi. Les préoccupations sociales des femmes à travers leur rapport à l’argent », afin de mieux comprendre les mécanismes sociaux et les freins psychologiques toujours à l’oeuvre.

 

Cet article est extrait du troisième numéro de Wydden Magazine, découvrez le sans plus attendre ! Ça serait bête de passer à côté.

 

Les femmes et les hommes ont- ils un rapport différent à l’argent ?

 

Laurence Bachmann : « Oui, les femmes ont un rapport différent à l’argent que les hommes, mais cette différence n’a rien de naturel. Elle relève de notre culture. On entend souvent que les femmes sont plus frileuses que les hommes. En tant que sociologue, je sais que cette frilosité existe, mais qu’elle ne relève pas d’un trait psychologique inné. Elle se situe dans un contexte discriminant à l’égard des femmes et le rapport à l’argent des femmes s’explique par l’Histoire. Il est primordial de comprendre l’héritage du passé sur cette question. Les femmes ont toujours été exclues de la question de l’argent, mais c’est au moment de l’industrialisation que cela a été renforcé. C’est à cette époque que l’on a vraiment associé les hommes au salariat et les femmes à la sphère privée. Avec le développement de la mécanisation, l’accès des femmes à certaines tâches, jusqu’ici physiques et donc masculines, a été rendu possible. Les femmes, alors moins payées que les hommes, sont devenues une menace pour le travail des hommes, considérant qu’il s’agissait de concurrence. Le mouvement ouvrier mené par des hommes, politiques et syndicalistes, a alors stigmatisé le travail des ouvrières en mettant en avant la désorganisation de la vie de famille. L’industrialisation a engendré deux catégories de femmes : les femmes au foyer des milieux privilégiés étaient considérées comme les gardiennes de la morale et du devoir, alors que les femmes des classes populaires propageaient une influence maléfique. L’industrialisation a ancré le rapport au travail des genres.

 

Aujourd’hui encore, même si l’émancipation des femmes est amorcée, l’ensemble de la société reste construite autour de cette répartition des rôles sociaux. C’est un héritage lourd qui traverse encore la sphère privée et le monde du travail. C’est toujours le nom de l’homme qui est inscrit sur un chéquier par exemple, et pour les impôts, l’homme est toujours considéré comme responsable du foyer fiscal. Les revenus de la femme étant considérés comme secondaires. Dans le monde du travail, c’est aussi le cas. On se rend compte par exemple qu’en cas de licenciement collectif, les hommes sont plus souvent préservés que les femmes, car on considère encore qu’ils sont responsables et porteurs économiquement du ménage. Même si les structures familiales ont évolué et que l’on a aujourd’hui beaucoup de familles mono parentales ou non hétérosexuelles, la logique veut toujours que les hommes soient considérés comme les pourvoyeurs économiques du ménage et le salaire des femmes le fameux « beurre dans les épinards ». De ce fait, et c’est ce que j’ai montré dans mon livre sur l’argent dans le couple, l’association des femmes au pouvoir et à l’argent n’est pas encore légitime, mais quelque chose à conquérir. . . Les femmes occupent du reste une place minoritaire en haut des hiérarchies sociales, proportionnellement aux hommes.

 

Quelle est l’image que renvoie une femme qui a du pouvoir et de l’argent ?

 

Tendanciellement, une femme avec de l’argent et du pouvoir, de par son manque de légitimité sociale, sera plus facilement surveillée, testée, et s’il y a des erreurs, elles seront plus facilement mises en évidence. Alors que du côté des hommes dont c’est le rôle social, le regard porté par la société sera différent. Même s’il existe une loi sur l’égalité, les rapports entre les deux groupes sont encore hiérarchisés. Ce qui se passe autour de l’argent n’est qu’un révélateur de tensions plus générales qui existent entre le rapport de pouvoir des sexes. Mais il est important de rappeler que cet héritage pèse aussi sur les hommes, car les hommes sont aussi socialement marqués dans leur rapport à l’argent. Leur rôle social étant celui de bien gagner leur vie, leur argent est considéré comme « normal ». Pour un petit garçon qui s’interrogera sur ce qu’il fera plus tard dans la vie, il aura aussi de son côté ce marqueur fort et il s’orientera souvent plus vers des métiers « rémunérateurs » que vers des métiers de passion.

 

Comment peut-on s’affranchir de ces rôles sociaux ?

 

Les ressources et les modèles sont très importants. Il est plus aisé pour une femme issue d’un milieu favorisé, entourée de femmes financièrement indépendantes et bien ancrées sur le marché du travail, (mères, grands- mères, sœurs) de se lancer dans une carrière professionnelle ambitieuse… Si l’on a été entourée de femme fortes, indépendantes, avec du pouvoir, on se sentira plus légitime en tant que femme à mener une carrière. Il est aussi important, en tant que femme, de prendre conscience de ces processus sociaux qui nous entourent et nous traversent, de comprendre que le partage des expériences peut libérer certains de ces carcans.

 

En ce sens, les groupes de femmes sont aussi très importants. Certains hommes peuvent aussi devenir les alliés des femmes. J’achève actuellement un ouvrage basé sur une recherche sur des hommes « progressistes » sur les questions de genre dans la Baie de San Francisco. Dans ce contexte géographie particulier, je montre que certains hommes n’assument plus totalement leur rôle dominant. Ils se questionnent en profondeur et cherchent à modifier leurs comportements et ceux de leur entourage.

 

Comment les femmes qui réussissent sont-elles perçues ?

 

Idéalement, les individus devraient être identifiés comme des personnes à part entière et non pas en fonction de leur genre. Mais dans les faits, lorsqu’une femme réussit, on aura tendance à la ramener à son rôle social de femme : on s’interrogera sur la manière dont elle s’habille ou sur la façon dont elle s’occupe de ses enfants. Dans mes recherches, j’ai constaté qu’une femme mère qui réussit a souvent à l’esprit sa vie de famille, son investissement familial, contrairement à la plupart des hommes pères… La représentation par genre du travail est encore très prégnante et inconsciente dans la manière dont on interprète la réussite. Il faut d’abord que les femmes aient bien fait leur travail de mère avant. Ceci se révèle fortement dans les couples avec enfant(s). Lorsque l’enfant tombe malade, c’est la mère qui va se charger, soit de trouver un mode de garde, soit de rester à la maison. Même dans les couples modernes, au sein desquels la femme trouve son équilibre professionnel et l’assume, la femme mère peut être renvoyée à sa culpabilité de ne pas être totalement disponible pour sa famille. Lorsque les femmes gagnent plus d’argent que leur conjoint, on constate qu’elles cherchent à minimiser ce décalage. Elles tentent de justifier la différence de salaire par des : « je travaille dans le privé, lui dans le public » par exemple, ou elles dissimulent rapidement cet argent dans un compte commun aux conjoints.

 

Même si l’on est pour l’égalité homme/ femme, on subit parfois des rappels à « l’ordre de genre » qui associe les femmes à une « nature » disposée à privilégier sa famille. Ainsi, les femmes ont un rapport ambivalent à leur travail qui reste associé à l’idée de sacrifice ou de renoncement envers leurs implications familiales, ce qui culpabilise beaucoup de femmes (et qui arrange les hommes). Les discriminations sur le marché du travail renforcent d’autant plus leur rapport ambivalent à l’activité professionnelle et les encouragent à s’investir dans la famille.

 

Comment peut-on dépasser cela ?

 

Il s’agit d’abord de prendre conscience de ces inégalités, que ce soit par des lectures, discussions ou autres. Les sciences sociales ont produit une myriade de recherches sur le sujet. Si les femmes peuvent agir sur leur personne, en travaillant par exemple leur confiance, elles n’ont toutefois pas à assumer individuellement un problème social. Les actions collectives sont importantes : réseaux de femmes, mais aussi et surtout les initiatives des institutions elles-mêmes. Enfin, les hommes ont clairement une part de responsabilité à prendre et agir comme alliés des femmes.

 

Les femmes entrepreneuses qui lèvent des fonds ont tendance à demander toujours le même montant, et les levées de fonds des femmes sont deux fois moins importantes. Comment peut-on l’expliquer ?

 

Oser demander plus de fonds passe avant tout par une prise de conscience. Il faudrait faire une recherche précisément là-dessus, mais on peut émettre l’hypothèse que les femmes dans leur trajectoire de vie subissent des rappels à l’ordre : « sois grande, mais pas trop, prends ta place, mais pas trop, parle, mais pas trop. » C’est une posture dans laquelle, en tant que femme, on a assimilé que l’on peut faire les choses, mais avec certaines limites. Je verrais cela comme la continuité d’une sorte de condition féminine qui persiste. En me lisant, je suis sûre que certaines femmes se diront « je ne suis pas concernée par ça, je suis très à l’aise avec l’argent, j’ai d’ailleurs demandé une somme plus grande ». Il est certain que les femmes des classes supérieures, dont les mères sont émancipées depuis des générations, seront bien plus à l’aise avec cette question que les classes moyennes. Pour les femmes qui ne viennent pas de familles dans lesquelles les femmes ont fait carrière, il y a une posture de « défricheuse » à assumer qui est moins évidente. Mais une chose très positive est que l’intolérance aux inégalités augmente significativement. Il y a de plus en plus d’actions de sensibilisation et de prises de parole, de la part d’hommes ou de femmes qui prennent conscience du fait qu’il faut dépasser ces mécanismes.

 

Le regroupement en réseau permet-il de faire évoluer les mentalités ?

 

La mise en réseau des femmes est importante pour prendre confiance, gagner en légitimité et prendre plus de place. Chacun(e) porte en soi un ensemble de stéréotypes, car le système de genre est intériorisé, et chaque rappel à l’ordre nous renvoie à ce rapport genré. Je comprends qu’en tant que femme, il soit difficile de prendre conscience de ces discriminations et d’agir à leur encontre. La plupart des femmes ne se considèrent d’ailleurs pas comme féministe. La première réaction est de ne pas vouloir fonctionner en club ou réseau de femmes, et penser réussir seule. Or, c’est une illusion. Les hommes l’ont bien compris : leur réseau d’hommes rencontrés au sein de leurs clubs de sports ou clubs professionnels leur est important. Les femmes ont à leur tour tout intérêt à travailler leurs réseaux de solidarité, réseaux qui peuvent aussi comprendre des alliés masculins. »

 

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