Introduction à la pensée complexe

d'Edgar Morin

Edgar MORIN :
 » Je dirais que la pensée complexe est tout d’abord une pensée qui relie. C’est le sens le plus proche du terme complexus (ce qui est tissé ensemble). Cela veut dire que par opposition au mode de penser traditionnel, qui découpe les champs de connaissances en disciplines et les compartimente, la pensée complexe est un mode de reliance. Elle est donc contre l’isolement des objets de connaissance; elle les restitue dans leur contexte et, si possible, dans la globalité dont ils font partie. Ce que je crois avoir fait, c’est une mise en avant des opérateurs de cette pensée qui relie. « 

 

Les Echos a écrit :

 

« Qu’est-ce que la pensée complexe ?

D’abord, lorsque les gens disent « c’est complexe », en fait, ils veulent dire « je suis incapable de décrire telle chose ». Le mot complexe est un mot bouche-trou qui nous permet d’éviter ou d’expliquer ce qui a cessé d’être simple. Autrement dit, la complexité est un défi que nous rencontrons dans la vie de tous les jours. Dans la nature, vous savez très bien que celle-ci n’est pas disposée comme dans une université où il y a d’un côté la botanique, d’un autre côté la biologie ou la géographie, etc. En réalité tout cela est lié. Or notre éducation nous apprend à séparer les réalités en petits morceaux à travers différentes disciplines. En latin, « complexus » signifie ce qui est tissé ensemble. Ce que j’appelle la « pensée complexe » est une tentative pour aider les gens à comprendre ce qu’ils appellent complexe. Elle a pour but de relier ce qui, dans notre perception habituelle, ne l’est pas. Elle nous éclaire sur la connaissance qui est un phénomène, dont nous avons besoin pour prendre des décisions, affronter la vie dans tous les domaines. Car le plus grand risque, dans la vie, c’est de se tromper dans ses choix.

 

Cette pensée complexe peut-elle aider les dirigeants d’entreprise ?

Oui. Car elle lutte contre l’erreur et l’illusion. Grâce aux sciences cognitives, nous savons qu’il existe un lien entre la connaissance et l’émotion – laquelle peut changer notre perception. La pensée complexe pose la question : pourquoi l’erreur et l’illusion sont-elles liées ? En fait, elles font partie de la connaissance ! Et toute connaissance est une traduction suivie d’une reconstruction. Lorsque vous percevez un paysage, ce n’est pas une photographie que prennent vos yeux. Vos rétines sont frappées par des stimuli lumineux que transporte le nerf optique en un code binaire jusqu’au cerveau qui reconstruit une vision. Vous êtes une constance perceptive. Vous ne vous en rendez pas compte mais vous traduisez sans cesse. Vous êtes condamné à interpréter. Vous n’êtes jamais sûr que votre traduction, que votre reconstruction soient correctes. Les professions qui ont besoin de la pensée complexe sont celles où, plus qu’ailleurs, il y a incertitude, risque et besoin de comprendre. Un commerçant, un industriel ou un dirigeant d’entreprise doivent faire face à l’incertitude des marchés, de la concurrence ou des partenaires. La pensée complexe aide à affronter l’erreur, l’illusion, l’incertitude et le risque.

 

De quelle manière ?

Par exemple, elle tient compte de l’écologie de l’action. Lorsqu’on prend une décision, celle-ci peut se retourner contre soi. Un nouveau produit qu’on lance peut être un succès ou un échec. Toute décision est donc un pari. Avec la pensée complexe, on sait que l’inattendu arrive aussi souvent que l’attendu. C’est ce pari qui aide à bâtir des stratégies ! Comme l’art militaire qui se construit dans l’incertitude. Ensuite, la pensée complexe aide à comprendre les choses ou les gens sous leurs différentes facettes. C’est important, par exemple, pour savoir jusqu’où, dans les affaires, on peut aller avec telle personne.

 

La pensée complexe peut-elle enrichir l’enseignement ?

L’enseignement est ma grande préoccupation ! La tâche de vouloir le réformer en profondeur a été définie par Jean-Jacques Rousseau : enseigner à vivre. Bien sûr, l’histoire, la géographie, les lettres, les sciences… tout cela est nécessaire. Mais on oublie de dire que la connaissance est sujette à l’incertitude et à l’erreur. De même, il serait souhaitable d’apprendre à gérer l’incertitude car chaque vie, chaque projet, chaque entreprise est une aventure. L’incertitude est consubstantielle à la vie. De même, il conviendrait d’enseigner la connaissance pertinente, c’est-à-dire voir les choses dans leur contexte en les regardant sous leurs différentes facettes, en dépassant l’attitude partisane ou binaire (bon/mauvais, gentil/méchant…). Ensuite, il est important d’enseigner ce qu’est l’être humain. Toutes ces réflexions devraient amener à une révolution dans l’enseignement.

 

Avec le transhumanisme et le post-humanisme de Google et son projet de nanorobots intracérébraux branchés sur nos neurones, l’humanité a-t-elle encore un avenir ?

En matière de biologie, il y a des surprises. Par exemple, la découverte de cellules souches chez l’adulte. D’où l’idée du transhumanisme qui, à l’instar du post-humanisme, veut prolonger la vie, voire nous faire accéder à l’immortalité. Je ne crois pas à cette idée d’immortalité. Nous restons dans un combat perpétuel contre la mort : les bactéries, les virus mutants… Tout ce monde-là est loin d’être éliminé ! L’humanité deviendra-t-elle meilleure ? Peut-être mais avec tellement de risques de destruction… Et c’est là le problème : maîtriser cette évolution. Nous devons réfléchir alors que nous sommes des somnambules.
E. H., Les Echos

 

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